mardi 26 février 2008

La vie en rose, mais plus pour très longtemps...


"Notre conscience écologique nous signifie que la production industrielle ne peut plus rester aveugle à l'environnement visuel." R. Smithson (1972)

L'acteur principal du film There Will Be Blood (Le Sang de la terre), l'anglais Daniel Day-Lewis, a remporté avant-hier soir l'Oscar du meilleur acteur. L'histoire de ce film illustre l'instrumentalisation de l'ignorance et du mysticisme par l'industrie pétrolière dans l'Amérique du début du 20e siècle.
La Spiral Jetty baignant dans l'eau rouge du Lac Salé semble également préfigurer la situation politique actuelle autour de ce secteur. Benjamin Franklin avait écrit à Thomas Paine: "Si les hommes de religion sont si méchants, que seraient-ils sans?" Or, le cas de la Spiral Jetty est loin d'être un exemple isolé de la convoitise de l'industrie énergétique à l'égard de sites naturels, dont certains servent d'écrin à des œuvres majeures du Land/Earth Art. Sensible aux arguments financiers, l'actuel gouvernement fédéral facilite la tâche aux industriels (voir message du 6 fév.).


En 2002, l'administration Bush a décidé d'enfouir l'essentiel des déchets nucléaires du pays dans le Nevada. Le site de Yucca Mountain a été retenu par le ministère de l’énergie (Department of Energy). L'année dernière, le DOE a annoncé qu'il envisageait une capacité de stockage de 135000 tonnes. Yucca Mountain est situé à environ 160 km au sud-ouest de City, l'œuvre monumentale de Michael Heizer entreprise en 1972 et en passe d'être achevée. L'acheminement de ces déchets à risques nécessiterait la construction d’une nouvelle voie ferrée pour relier Caliente, une centaine de kilomètres au sud-est de City, à Yucca Mountain. Or, plutôt que de traverser plus directement les zones militaires de l'Air Force, le Caliente Rail Corridor les contourneraient par le nord en longeant la propriété de Heizer, à portée de vue et d’oreille de la sculpture. L’artiste a menacé de faire sauter City si ce tracé était maintenu (Las Vegas Mercury, 11 mars 2004). Malgré l’opposition farouche de la population locale, qui a déjà subi les retombées de la centaine d’essais nucléaires atmosphériques d'après-guerre, le DOE fait la sourde oreille. Appuyée notamment par la fondation DIA, une ligne alternative baptisée Mina Rail Corridor passant par l’ouest de l’état a été mise à l’étude. Faute de budget fédéral, l'affaire reste en suspens. Le Yucca Mountain Repository ne devrait pas être opérationnel avant une douzaine d'années. Voir The New York Times Magazine, 6 fév.2005 et Double Negative, le site consacré à l'artiste réalisé par Nick Tarasen.

Les
Sun Tunnels (1972-76) de Nancy Holt, situés dans le Great Basin Desert à l'ouest du Lac Salé, près de la localité de Lucin, ont à deux reprises été eux aussi menacés par la mise en vente par BLM Utah, qui dépend directement du gouvernement fédéral, de concessions gazières et pétrolières à proximité immédiate. En mai dernier, parmi les 31 parcelles proposées par le Bureau of Land Management (US Department of the Interior), le plus grand propriétaire terrien de l'Utah avec 42% de sa surface, 27 ont été achetées aux enchères par les industriels, à partir de 5 dollars l'hectare. Par chance, le lot de 518 hectares adjacent à la propriété de l'artiste n'a pas trouvé preneur (Deseret News, 23 mai 2007). Il s'agissait de la deuxième alerte pour Nancy Holt puisque son propre terrain avait été frauduleusement proposé à la vente sur eBay trois ans plus tôt. eBay refusant de retirer l'offre, le comté comme l'état ne faisant pas appliquer la loi, l'artiste avait dû engager un avocat à ses frais pour faire valoir ses droits (Deseret News, 11 fév.2004).


La transcription inédite d'un entretien de 1973 vient de paraître dans le magazine Artforum ce mois-ci ("Out of the Past," 236-49). Il s'agit d'une conversation menée par Lucy Lippard avec Robert Smithson et Nancy Holt à propos de leur amie commune, Eva Hesse. Chacun confie ses souvenirs, sa perception de la personnalité et du travail de cette artiste new-yorkaise décédée trois ans plus tôt à l'âge de 34 ans. Six semaines avant de disparaitre à son tour, Smithson y explique: "Je suis entré dans une sorte de psychanalyse des perceptions du paysage..." Cette réflexion aborde un aspect encore peu exploré de l'écocritique, celui du paysage psychopathologique ou psychothérapeutique. Dans cette optique, que dire du paysage industriel proposé pour Rozel Point et la Spiral Jetty? L'exploitation forcenée des entrailles de la terre(-mère) nous mène manifestement sur un terrain qui relève autant de la psychiatrie que de la simple logique comptable.

"Le rat de politique mord toujours dans le fromage de l'art. Le piège est tendu. S'il y a un péché originel, alors la politique doit y être mêlée. Un engagement politique direct revient à essayer d'extraire le poison d'une marmite bouillante. [...] C'est un puits sans fond où on ne cesse de tomber, pris par une espèce de force centrifuge politique qui éclabousse du sang de ses atrocités ceux qui œuvrent pour la paix."
R. Smithson, "Art and the Political Whirlpool or the Politics of Disgust" (Artforum, sep.1970)